vendredi 8 décembre 2006

"Pardonner ? Dans l'horreur et la dignité"


Tel est le sous-titre de "L'Imprescriptible", un ouvrage posthume de Vladimir Jankélévitch qui constitue une des rares contributions philosophiques à la question des crimes contre l'humanité.
Vladimir Jankélévitch est aussi l'auteur d'un petit volume posthume intitulé : "L'Imprescriptible" (éd.du Seuil, 1986) et deux fois sous-titré : "Pardonner ? Dans l'honneur et la dignité". Regroupant principalement deux articles écrits en 1948 et 1971, il constitue une des rares contributions proprement philosophiques à la question des crimes contre l'humanité.Il convient en effet de prendre au sérieux ces textes qu'on n'ose dire de circonstance et qui témoignent de la présence constante du philosophe dans les affaires de la cité. On ne saurait d'ailleurs séparer ici le philosophe du citoyen, si tant est que ce soit possible, et l'on pourrait montrer comment ces articles expriment l'oeuvre de Jankélévitch. De même qu'il faudrait montrer comment cette oeuvre nous aide à penser le génocide nazi et ses enjeux.Mais ce qui doit en premier lieu retenir l'attention dans ces écrits véhéments voire excessifs, habités par une fureur inconsolable, ce sont les thèses qu'ils soutiennent et les questions auxquelles ils nous confrontent. On a pu s'étonner de la virulence inaccoutumée du ton et du caractère absolument tranché des positions n'admettant pas de réplique. Il faut dire au contraire que les contextes et le sujet imposaient de telles interventions, et qu'elles n'ont rien perdu de leur actualité. Leur radicalité est ce qui constitue précisément leur justesse : elles possèdent la vertu des écrits qui remettent les idées en place, et on ne saurait faire l'économie de penser avec eux ce qui ici est en question. C'est que ces textes incontournables vont droit à l'essentiel et, devrait-on dire, à l'essentiel de l'essentiel, puisqu'ils traient non pas seulement de violations massives des Droits de l'Homme ni même des critères de guerre, mais bien de crimes contre l'humanité. A savoir de la négation de ce qui est au principe ou mieux de ce qui constitue le principe des Droits de l'Homme, l'égalité ontologique de tous les humains. Ainsi le motif fondamental de ces articles qui composent désormais un livre de référence est-il, en nous ramenant sans ménagement à ce que signifie "l'horreur insurmontable" de ces crimes, de nous faire comprendre la nécessité d'effectuer et de maintenir cette distinction, et d'en tirer la conséquence qui s'impose comme un impératif catégorique si nous voulons pouvoir vivre "dans l'honneur et la dignité" : qu'il y a de l'imprescritible dans l'ordre des actions humaines, et qu'on ne saurait se dérober devant l'exigence de l'assumer, sous quelque prétexte que ce soit, fût-ce sous l'alibi du temps.Il fallait le dire haut et fort, en ces termes polémiques, au sortir de la guerre et encore au tout début des années 70, quand une lâcheté complaisante plus ou moins délibérée entendait tourner la page d'"un coeur juridiquement léger". Mais si ces textes s'insurgent contre l'oubli de la destruction des juifs et des tsiganes qui menaçait, c'est aussi de notre avenir qu'il y était question avec une rare prémonition : ils résonnent rétrospectivement comme un avertissement qui mérite encore d'être entendu. L'offensive révisionniste en France, les tentatives de banalisation historique en Allemagne, le retour politique du racisme ces dernières années dans notre pays, et bien sur les tragédies bosniaque et rwandaise, montrent entre autres signes alarmants que nous n'en avons pas fini avec le "crime insondable" perpétré par les nazis. Aussi bien l'exigence morale rejoint-elle la clairvoyance politique, et c'est ce que ces textes entendent aussi nous faire comprendre. Plus encore, ils nous montrent qu'il en va ultimement du sens que nous voulons donner à notre histoire, lequel n'est pas séparable de notre responsabilité permanente à l'égard des victimes. Mais voici plus précisément ce qui constitue pour moi la substance de leur enseignement. Jankélévitch écrit : "Le vote du Parlement français énonce à bon droit un principe et, en quelque sorte, une impossibilité a priori : les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles, c'est-à-dire ne peuvent pas être prescrits ; le temps n'a pas de prise sur eux." C'est que nous sommes en présence d'un "crime métaphysique", procédant d'une "méchanceté ontologique" : elle visait à supprimer "l'existence de l'Autre", non pas "en tant que tel ou tel" mais "en tant qu'homme". Et c'est "à la lettre" qu'il faut prendre ces expressions : "ce sont, dans le sens propre du mot, des crimes contre l'humanité, c'est-à-dire des crimes contre l'essence humaine, c'est-à-dire des crimes contre l'"homanité" de l'homme en général". On ne saurait être plus précis pour qualifier ce genre de crime qui vise "l'existence de ceux qui n'auraient pas dû exister". Il constitue "un attentat contre l'homme en tant qu'homme "parce qu'il dénie à une partie du genre humain le droit d'en faire partie." C'est, nous dit-il, "un crime contre le genre humain", et c'est pourquoi "ces offensés sont notre affaire à tous" : ce qu'il met en question c'est notre humanité, l'idée même d'humanité qui est sans doute l'héritage le plus précieux des Lumières. Il s'ensuit qu'un tel acte ne peut être qu'imprescriptible, sauf à nous en rendre complice : "Lorsqu'un acte nie l'essence de l'homme en tant qu'homme, la prescription qui tendrait à l'absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale. N'est-il pas contradictoire et même absurde d'invoquer ici le pardon ? Oublier ce crime gigantesque contre l'humanité serait un nouveau crime contre le genre humain." C'est en ce sens aussi, et même devrait-on dire surtout, que"Auschwitz n'est pas une opinion."Pas de "quitus définitif" possible par conséquent pour cette "oeuvre de haine" dont "le but est d'avilir et de dégrader pour nihiliser". Cela veut dire qu'on ne saurait se réconcilier avec ceux qui ont rompu l'unité du genre humain, pour que soit réaffirmée cette exigence métaphysique. Mais cela ne revient pas à expulser à leur tour les bourreaux du genre humain.

Tout au contraire, c'est en marquant juridiquement le caractère irréconciliable, sous une loi humaine qui pose cette unité et interdit qu'on la rompe, qu'on les maintient malgré eux dans le champ de l'humain. On ne leur accorde pas le droit d'avoir été inhumain. Aussi bien le refus du pardon juridique refonde-t-il pour ainsi dire l'unité du genre humain.Mais s'il faut "lutter passionnément contre l'oubli", c'est en outre et d'un même mouvement parce que "les morts dépendent entièrement de notre fidélité". Nous en sommes responsables parce que "le passé ne se défend pas tout seul comme se défendent le présent et l'avenir" : "Le passé comme les morts a besoin de nous ; il n'existe que dans la mesure où nous le commémorons. Si nous commencions à oublier les combattants du ghetto, ils seraient anéantis une deuxième fois. Nous parlerons donc de ces morts, poursuit Jankélévitch, afin qu'il ne soient pas anéantis ; nous penserons à ces morts, de peur qu'ils ne retombent, comme disent les chrétiens, dans le lac obscur, de peur qu'ils ne soient à jamais engloutis dans les ténèbres."Le devoir de mémoire, dont l'Imprescriptible fait partie et sans lequel elle ne serait qu'une affaire privée relevant de bons sentiments, nous le devons aux morts afin de leur rendre justice. Pour qu'ils restent présents parmi nous dans toute leur humanité restituée, et qu'ils soient à jamais réinscrits au lieu du genre humain qu'ils n'ont jamais cessé d'habiter malgré leurs bourreaux. Il y va du lien ontologique qui les relie à nous et nous à eux, et dont nous devons témoigner. Car si ce crime a bien eu lieu, en un autre sens il faut qu'il n'ait pas eu lieu, et en tout état de cause qu'il n'ait pas été consommé.C'est aussi pourquoi les "survivants" n'ont pas à "pardonner" à la place des morts. Le pardon suppose la parole, et on a voulu les priver à jamais de toute parole. C'est en ce sens que "le pardon est mort dans les camps de la mort". Nous ne saurions donc parler à leur place pour absoudre leurs bourreaux, sauf à les priver une seconde fois de parole et à les faire taire définitivement : "libre à chacun de pardonner les offenses qu'il a personnellement reçues, s'il le juge bon", mais "en quoi les survivants ont-ils qualité pour pardonner à la place des victimes ou au nom des rescapés ? Non, ce n'est pas à nous de pardonner pour les petits enfants que des brutes s'amusaient à supplicier. Il faudrait que les petits enfants pardonnent eux-mêmes". Leur extermination a rendu toute parole de pardon littéralement impossible. Et c'est tout ce que nous pouvons dire à ce sujet si nous voulons les respecter ; il faut que nous portions leur silence à la parole.Il reste que si l'imprescriptible s'entend avec un point d'exclamation, pardonner s'écrit avec un point d'interrogation. C'est dire qu'il ne s'agit pas ici de se donner bonne conscience. Vladimir Jankélévitch le savait mieux que quiconque, qui se réfère à son livre sur "le pardon" : "Il existe entre l'absolu de la loi d'amour et l'absolu de la liberté méchante une déchirure qui ne peut être entièrement décousue". Pour sortir de cette aporie, peut-être faut-il distinguer le pardon juridique et le pardon moral, et selon les modalités subtiles; On ne peut en effet ôter à personne le droit de pardonner en son for intérieur la blessure faite au genre humain, mais la société des humains ne le peut ni le le doit. Pas plus que personne ne peut ni ne doit pardonner d'aucune façon au nom des vitimes.Mais il ne s'agit pas seulement des bourreaux, il y a aussi tout un peuple, et se pose évidemment la grave quest!on de notre rapport au peuple allemand et à la culture allemande. Il faut ici faire très attention à ce que dit Jankélévitch, pour ne pas lui faire dire autre chose que ce qu'il dit et tout d'abord à ceci : "Tout le monde est plus ou moins coupable de non-assistance à un peuple en danger de mort". A commencer par les peuples dont l'Etat et les milices collaborèrent : nous sommes comptables de Vichy. Juger moralement "ces millions d'Allemands muets ou complices" ne saurait donc non plus nous servir d'alibi, et c'est avec autant de sévérité que Jankélévitch juge ces Français pour qui "la victoire sur le fascisme n'était pas (...) une question de vie ou de mort" : "Si l'Allemagne l'avait emporté, ils auraient vécu quand même, et la plupart d'entre eux se seraient en somme assez bien accommodés de cette éventualité trop révue."Cela étant précisé, "un peuple entier a été, de près ou de loin, associé à l'entreprise de la gigantesque extermination" et par conséquent "c'est un crime dont un peuple entier est plus ou moins responsable". "Un crime qui fut perpétré au nom de la supériorité germanique engage la responsabilité nationale de tous les Allemands." Karl Jaspers fut le premier à le reconnaître, comme le note Jankélévitch. Mais "ce n'est pas dire que les Allemands soient responsables collectivement ou en tant qu'Allemands". Et il ajoute qu'"on ne peut passer sous silence le geste bouleversant du chancelier Brandt devant le mémorial du ghetto de Varsovie". De même qu'il se félicite "que l'élite de la jeune génération allemande a su relayer l'élite" des bourreaux. La tournure prise par l'Historikstreit est un signe qui va également dans le sens de ce que souhaitait Jankélévitch.Mais cela n'efface pas pour autant le crime et vient plutôt confirmer notre devoir de mémoire. A priori, mais aussi parce que l'imprescriptible conditionne la possiblité de l'histoire européenne à venir, ce qu'avait nettement vu Jankélévitch. C'est pourquoi l'imprescriptible doit porter sur la mémoire elle-même, quand les bourreaux et leurs complices seront eux-mêmes tous morts. Et le grand mérite de Jankélévitch est de continuer à nous montrer non sans quelque rudesse pourquoi ce passé ne doit pas passer.




Alain Le Guyader dans Magazine littéraire n° 333 Juin 1995

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